L’aube point à l’horizon et réveille doucement le village d’Enméé. S’engouffrant par la fenêtre de la chambre, elle tire délicatement Nobisa hors de sa torpeur.

Ouvrant doucement ses yeux, se redressant dans son doux lit, cherchant des yeux son compagnon de route…

Et il le trouve.

Dans un fauteuil. Les yeux tournés vers l’horizon, qu’il admire. Les yeux cerclés d’obscurité.

 

Une fois de plus Razzia n’a pas dormi.

Cette fois cependant il a un semblant d’excuse : une douleur lancinante le tiraille sur le haut du corps, là où demeurent plantés dans sa peau griffes et crocs de l’importun nocturne. Mais ça l’enfant l’ignore. Il ne fait qu’achever insouciamment son réveil.

 

« Prépare-toi vite on reprend la route. » déclare le colosse, le regard toujours braqué vers le soleil levant.

 

D’abord surpris, Nobisa finit par s’exécuter. En un rien de temps il rassemble ses affaires et est prêt à partir.
En encore moins de temps Razzia se lève de son siège et attrape son paquetage d’un geste étrangement dur. Il effraie l’enfant en se dirigeant seulement vers la porte.

 

Le rez-de-chaussée baigne encore dans la torpeur. Son calme est absolu. D’autant plus absolu qu’il n’y a personne. Pas même l’aubergiste.

« Un contretemps de moins. » pense le colosse en déposant leur clé sur le comptoir, avant de pousser la porte…

 

Dehors, un rayon de soleil manque de l’agresser. Mais il est davantage frappé par ces gens qui se hâtent.

Ils passent tous devant lui avec le même air : sans le voir, car attiré par autre chose. Quelque chose qui les surprend. Quelque merveille qui tend les traits de leurs visages à la limite de l’enthousiasme.

Ça attise la curiosité de l’enfant. Ça fait tourner les yeux de Razzia.

Du moins avant qu’il ne prenne conscience de ce qu’il y a là-bas. Là où vont tous ces gens.

 

Sa main se crispe. Heureusement qu’il ne tient pas celle de Nobisa ou il l’aurait broyée…
Sauf qu’il l’attrape. Et grâce aux dieux il ne la détruit pas.

À la place il emmène l’enfant dans la direction opposée aux badauds. Il le traine férocement, comme pour fuir…

Pas sûr cependant que ce visage fatigué qui se découpe dans la foule soit si menaçant… Même si son regard appuyé et pénétrant fond sur le colosse… Et qu’il pousse la foule qui s’agglutine près de lui pour le rattraper !

 

Seulement, affaibli par sa maigreur, il ne va pas assez vite et ne rattrape pas le roc et l’enfant… Alors il s’égosille, l’attrapant d’une parole :

 

-MONSIEUR ! Avec l’épée géante !
C’est vous qui avez fait ça !

 

Le monsieur, à ces mots, se fige une seconde. Une seule seconde.
Mais toute la foule qui a levé les yeux l’a vu. Si bien que les nouveaux venus attirés se figent, bloquant sa voie.

 

 

-…
Écartez-vous. S’il vous plait.

 

-Monsieur ! scande à nouveau ce visage en se rapprochant davantage.
Vous l’avez eu !

-Laissez-moi passer.

 

 

Mais les gens ne bougent pas.
Ils l’admirent. Ce qui le fait transpirer. Et crisper.

 

 

-Je savais que j’avais raison de vous donner une chambre ! Vous avez vaincu le Ravageur !

 

-La clé je l’ai posée sur le comptoir. Maintenant-

 

 

Trop tard.
La foule se déchaine.

 

-Vous avez sauvé notre ville !
-Vous êtes notre héros !

-Non je-

-Comment vous remercier !
-Donnez-nous votre nom !
-Nous vous serons à jamais reconnaissants !

-Non-

-Vous êtes blessé ? On peut vous soigner !
-Faites voir votre épée !
-Nous vous devons tellement !
-Vive notre sauveur !

-MERDE À LA FIN ! JE NE VOUS AI PAS SAUVÉS !!

 

 

 

 

L’enthousiasme est mort sous la violence du choc.
La foule d’heureux habitants s’écarte. Emportant Nobisa et son air apeuré avec elle.

Nul ne veut désormais approcher du colosse hargneux.

 

Ravalant sa rage, il baisse les yeux.

 

« Je ne vous ai pas sauvé. Répète-t-il, plus calme.

Je n’arrivais pas à dormir. Je suis sorti marcher. Il m’est tombé dessus. Il m’a fait chier. Je l’ai recadré. C’est tout. »

 

 

Toute hargne chez le pauvre Razzia a disparu. N’en reste… Qu’un tremblement.

 

 

 

« Je n’ai sauvé personne… » murmure-t-il, dans un souffle saccadé par ces tremblements…

 

 

 

 

« Personne…

Personne ne devrait me remercier… »

 

 

 

Sa voix est méconnaissable. On la croit frappée de toute la misère du monde.

Nobisa, plus intrigué qu’apeuré, finit par s’approcher…

Et découvre dans le visage baissé du guerrier un désarroi qui fait trembler ses yeux.

 

 

Il comprend… Qu’il se retient de pleurer.

 

 

 

 

Quand ce dernier remarque enfin cette frimousse enfantine qui le dévisage, un sursaut de panique lui saute à la gorge. Il agrippe l’enfant au poignet, sans lui faire mal.

 

 

« Je vous en prie… Laissez-moi partir… » implore-t-il.

 

 

La foule déconcertée finit par ouvrir un passage. Que Razzia n’emprunte pas tout de suite, se laissant de précieuses secondes pour parfaitement bloquer ses larmes.

Puis il s’engouffre. Lentement. Comme attaché à un lourd poids.

Ce poids, ce n’est pas l’enfant. Même s’il le ralentit en jetant des regards à cette foule.

 

-Il s’appelle Razzia ! » finit-il par prononcer solennellement à tous ces gens !

 

Ça les fait sourire...!

Mais ça le crispe. Lui faisant précipiter son pas.

Nobisa, lui, s’en amuse !

Du moins, un temps. Car l’instant d’après, il comprend enfin que ce guerrier a mal.

 

 

 

L’odyssée reprends.

Razzia fuit en avant.

 

Laissant derrière lui
DES TRACES DE SANG
Qu’il regrette d’avoir laissé…